Ma prière de clown : continuons chacun à notre niveau à (faire) passer de la méduse au rire ! Matthieu
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On oublie un peu, il me semble, que parmi les morts, étaient des clowns. C'est même eux qui étaient spécifiquement visés. Le rire est bon pour la santé, dit-on. Il est aussi, dit-on encore, le propre de l'homme. En tout cas, voilà: ceux de Charlie avaient pour métier de nous faire rire - un métier difficile… et un métier dangereux, apparemment !
Qu'est-ce que le rire du clown : c'est le rire de quelqu'un qui tombe. Plus précisément il éprouve la chute, il est en train de tomber. Une peau de banane, et la dignité humaine un instant vacille, la verticalité fait défaut, elle se perd, les pas se font désordonnés, les gestes grotesques, l'humanité est menacée, ça va se casser la gueule… et puis non ! Ça passe. On rit. Le clown restaure sa verticalité, son humanité, puis…etc, encore et encore… la vie continue.
Ceux qui les ont tués, aussi, font de la mise en scène. Regardez mon suicide ! Regardez comment je meurs ! (Car c'est cela toute leur action, depuis le début : meurt avec moi, je meurs et je te tue) Et nous, oui, on regarde ! Là aussi, notre humanité vacille. Cette fois avec l'horreur, avec le tragique, avec Méduse. Mais c'est ce qui nous tient, et de la même façon : ce déploiement d'une durée dans ce que l'on connaît comme instantané, brutal, vertical - la chute. La chute, la mort peut-être, mais surtout la perte d'humanité. La perte de ce savoir si essentiel, et si fragile aussi : se reconnaître, soi-même, comme être humain. Doué d'une âme, si vous voulez, mais peu importe le mot. Cet effondrement terrible de la perte de soi, de la perte de la dignité, dont nous sommes tous à tout moment menacé (et chacun en l'obscur silence de soi-même), c'est de cela que les uns nous font rire, c'est de cela que les autres nous médusent.
Voilà pourquoi il faut redire que ce sont des clowns qui ont été visés et qui ont été tués, et prendre bien garde à l'esprit de sérieux. Cela va nous aider à grandir avec cette épreuves (et non à nous ratatiner, on est tous d'accord). Des clowns, des vrais, pas des clowns Mac-Donald, pas des masques de clowns. Des clowns généreux, à visage découvert. Des poseurs de peaux de bananes, des gaffeurs. De ceux qui apprivoisent la chute, nous la donne à voir, nous la donne à rire. Ils défont la dignité, se défaisant de la leur. Et évidemment la dignité se relève - c'est ça leur générosité de clown, leur générosité d'artiste.
Ce qui est très troublant c'est que c'est aussi une histoire de dignité du côté de leurs adversaires. On voit bien qu'ils ont cette même question – être "humain". Et que cette question est difficile pour eux. Elle est difficile pour tous, évidemment, mais pour certains, dans certaines conditions de vie, c'est "sur le fil du rasoir", en grand péril de chute, d'une chute trop terrifiante, insupportable. Alors ils en construisent un récit. Ils en font théâtre. Ce théâtre est le théâtre de la guerre - théâtre d'opération, disent les professionnels. Aujourd'hui, un théâtre accessible à tous.
De la dignité, de l'angoisse de sa perte, eux aussi construisent une représentation. Et eux aussi mettent leur vie dans cette représentation. Le spectacle qu'ils jouent, ils nous intiment de le regarder. Ils ont ce pouvoir, en plus de celui de la Kalachnikov. Le monde moderne le leur propose. Ils jouent le tragique de la dignité perdue, de la dignité relevée.
Ça ne sera pas lu comme cela par tout le monde, mais peu importe. Il suffit que quelques-uns le voit comme cela, que quelques-uns y croient, et ils sont sauvés.
Les clowns, jouant la chute et le rétablissement, restaurent l'humain, encore et encore. Ils le font avec générosité, pacifiquement. Il n'y a pas de "voie du clown" sans générosité. Ils font oeuvre de vie. Alors vivent les clowns.
Et surtout, cette voie du clown, nous pouvons tous la pratiquer. L'humanité en sera un peu meilleure, sans doute. Mais attention, ce n'est pas du tout facile : la voie du clown, c'est du sérieux !
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